Canalblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Un jour par semaine...

24 octobre 2011

Un dimanche matin.

          Hier soir j'étais dans une colère noire. Mais noire, noire comme la nuit d'un samedi soir, épaisse et humide, encombrée de nuages bouchés que j'avais envie d'écarter à coups de trique, et j'enrageais, impuissante et faible, minuscule créature gesticulante dans la ville tentaculaire et dans la nuit immense et indifférente. Une colère d'amoureuse blessée dans son amour-propre, une colère que je ne pouvais pas noyer dans une marée d'images télévisuelles, une colère incoercible, qui écrabouillait mon orgueil et me révélait crûment mon indignité, un caprice d'enfant qui déchiquetait mon estime. Rien à faire, excepté plonger dans les abîmes nocturnes de mes fantasmes. Un verre d'eau, un comprimé rose dans ma gorge rouge, une lampée, la sensation fraîche et nouée le long de mon oesophage, et lentement je suis descendue dans les profondeurs du sommeil rythmé des mains de mes amants, la volupté dans l'intimité gastrique des entrailles, saisies et figées par l'hypnos artificiel.


          Les réveils sont gris à Paris. D'une manière générale, à partir de la mi-octobre et du nord de Grenoble, ou de Bordeaux, si l'on veut, les réveils sont toujours gris. Mais j'ai le très vif souvenir de réveils dorés, en Provence, ou bien en été, mouchetés de taches de lumière jaune et brillante, ou bien alors filtrée par des rideaux chatoyants. J'ai le souvenir de réveils noirs, dans des chambres d'hôtels, quand nous avions un vol pour Bangkok à trois ou quatre heures du matin, ou simplement lorsque, ayant pris du retard sur mon travail, je me levais à cinq heures pour repasser du grec, et que je sentais le trou de ma fenêtre exhaler seul dans la nuit parisienne son halo doré, répondant aux effluves d'une boulangerie invisible mais dont on entendait les mécaniques rouler sur des épis de blés croustillants - c'est ce que je m'imaginais, du moins, en sentant les vagues d'odeurs rouler sur mon visage et pénétrer mes narines.


          Mais les réveils gris, jamais je n'en avais vraiment connu. J'ai connu des matinées pluvieuses, mais le gris du ciel, alors, était éclaté en millions de gris différents sur les carreaux de la terrasse ou bien diffracté en gouttelettes de pluie, qui rebondissaient plic sur la surface dure et polie de terre cuite et faisaient du ciel un condensé de billes, comme des billes de mercure. Le gris, alors, n'avait pas d'essence, c'était un état fugace des carreaux et du ciel. Même les jours de vent d'Est en Méditerranée, la mer de cendre éclate en mousse blanche, et l'écume légère oblitère le pesant gris des éléments.


          C'est à Paris que j'ai vu le gris s'éveiller, se doter d'un mouvement propre, le gris des pierres de taille répondant au gris du ciel, la peau des parisiennes reflétant la certitude grise du macadam. Il y a là-bas une harmonie du gris, un gris apaisant et matinal qui absorbe la pluie et les émotions, comme une couche épaisse de neige amortirait les conversations des lycéens et des passants du boulevard Saint-Michel -mais peut-être est-ce aussi un effet du sommeil que l'on vient de quitter. Tout est fondu et sublimé à la fois par cette masse de couleur, les stries des blocs de granite des immeubles déchiquètent les façades en feuilletés qui étirent l'infini des nuances du blanc au noir, la silhouette bleutée des immeubles et des flèches des églises sur le fond nacré du ciel uniforme, le teint diaphane des femmes dont les cernes légères -et grises- fardent les yeux avec la solennité des jours d'après fête.


          Mais certains dimanches, bardée de certitude grise, je descends les escaliers depuis le cinquième où j'habite, je sens mes pas qui volent, libres de tout retard potentiel, guidés par la seule promesse du plaisir ; c'est la cigarette du dimanche matin, libérée de toute angoisse, et donc de toute nécessité. Le temps reprend au rythme des longues bouffées, je lui laisse la liberté de s'étendre, je donne aux minutes le droit de se vautrer voluptueusement dans la durée, j'autorise l'étalement des unités de temps si implacables d'habitude, ces divisions qui pèsent d'ordinaire sur moi et que je tente d'étirer, de contorsionner, de tordre, de défigurer et d'assujettir à mon empire, jusqu'à sentir leur charpente craquer violemment, parfois donc, lorsque soudain l'heure coule librement et majestueusement, un rayon rose perce dans le silence gris du matin, gicle sur une fenêtre et s'épand soudainement sur toutes les façades de la rue Claude Bernard. Et le gris de Paris fait un écrin molletonné pour cette subite éclaboussure de lumière dont l'éclat rebondit sur mes prunelles, et l'harmonie de ces deux couleurs, la surprise du rose et la certitude du gris, confond si bien ma cigarette et les aiguilles de ma montre que tout à coup le temps s'arrête, le temps est arrêté, et, prise entre la fugacité et l'éternité, figée par la contradiction qui s'impose à moi, je ne peux plus faire un seul geste avant que le soleil ne soit parti vers l'Ouest et que l'éclat rose ne se soit transformé en éclairage jaune et général.

Publicité
Publicité
Un jour par semaine...
Publicité
Archives
Publicité